Le Burundi connaît aujourd’hui le troisième épisode de manque de carburant de son histoire. Le premier, c’était en 1978-1979. Suite à la guerre dite de libération de l’Ouganda. Le Président tanzanien Mwalimu Julius Nyerere avait affecté tous les moyens de transport terrestre et ferroviaire disponibles dans son pays, pour l’acheminement des troupes, des munitions et des autres moyens logistiques vers le front en Ouganda.
Le second épisode a été déclenché à l’initiative du Président Julius Nyerere, le 31 juillet 1996, en réaction au coup d’État qui, cinq jours avant, avait ramené au pouvoir le Président Pierre Buyoya. Il semble bien que le troisième épisode que le pays vit douloureusement aujourd’hui est le plus complexe.
Des tâtonnements dans la prise de décision
Il y a des tâtonnements dans la prise de décisions. Un observateur attentif remarque que les sphères de décisions se retrouvent en face d’un véritable casse-tête. Par on ne sait quelle baguette magique, les fusibles habituels ont sauté. Le Chef de l’Etat, Commandant en Chef des Forces de Défense et de Sécurité, est en première ligne sur tous les fronts.
Ainsi, alors que la crise de carburant débute, il annonce publiquement qu’il prend le dossier en main et qu’il va le résoudre. Et pourtant, il y a un Premier ministre, des ministres en charge de l’énergie, du commerce, des finances, etc., qui devaient prendre les devants et servir de fusibles, en cas de « court-circuit ». Comme dans une installation électrique.
Quand on se souvient que le Chef de l’Etat avait déjà exprimé publiquement des doutes sur ses conseillers, on comprend à demi-mot qu’il y a anguille sous roche. Ceux qui devraient être en première ligne « se cachent sous le parapluie Chef de l’Etat ». Ce n’est pas comme cela que ça se passe sur « le champ de bataille ». Le Chef doit être protégé.
Ainsi, des décisions jugées salvatrices ont été prises. Sans qu’elles ne soient étayées par des études de faisabilité de haut niveau technique et scientifique présentées aux organes institutionnels, aux partenaires techniques et financiers, et au secteur privé intervenant dans le secteur : importateurs et distributeurs de carburants, transporteurs, banques et institutions financières, sans oublier les consommateurs.
Dans un premier temps, on a vu le Gouvernement confier l’importation et la distribution du carburant à la régie de distribution de l’eau et de l’électricité Regideso, une société publique, qui n’était pas du tout préparée à gérer un dossier aussi volumineux en termes de quantité et de sommes d’argent. C’est ainsi que le public a vu le Président de l’Assemblée nationale fustiger en séance plénière des cadres de la REGIDESO.
Le 20 février 2024, par décret présidentiel n°100/034, une Société Pétrolière du Burundi (Sopebu) a été créée, avec 14 missions bien précises : (1) planifier et coordonner les activités de promotion et de développement du secteur pétrolier, (2) organiser, coordonner et centraliser les commandes du pays en produits pétroliers, (3) constituer un stock stratégique physique des produits pétroliers pour une consommation trimestrielle au minimum, (4) identifier les sources d’approvisionnement, assurer le transport et l’entreposage, (5) importer les produits pétroliers, gaziers et leurs dérivés, (6) distribuer équitablement les produits pétroliers dans les différentes localités du pays, (7) identifier les marchés pour la réexportation en cas d’excédents de stock, (8) établir de bons partenariats tant nationaux qu’étrangers visant le développement du secteur, (9) faire des études et recherches dans le secteur de la commercialisation des produits pétroliers, (10) gérer les entrepôts de l’Etat disponibles et à construire, (11) collecter les données utiles et tenir les statistiques périodiques du secteur des produits pétroliers nécessaires pour une bonne planification des importations et la distribution équitable dans toutes les localités du pays, (12) s’assurer de la qualité des produits pétroliers destinés à la consommation dans le pays, (13) concevoir un montage financier visant à un approvisionnement continu, permanent et régulier des produits pétroliers dans le pays, (14) élaborer un plan d’approvisionnements adéquats pour le pays. La société a été dotée d’un capital de 120 milliards de francs burundais.
Le 14 mars 2024, le Président de la République a nommé 7 membres du Conseil d’Administration (CA) de la Sopebu et le Directeur Général (DG). Sur les 7 membres du CA, six représentent l’Etat : le DG, un représentant de la superstructure, les représentants des ministres en charge des finances, de l’énergie, du commerce, de la sécurité. Une seule personne représente les importateurs des produits pétroliers.
Le secteur privé écarté
En réalité, l’Etat prend tout en main. Ceux qui ont investi dans les camions et barges de transport du carburant, dans le stockage et la distribution, devront négocier avec la Sopebu, ou alors recycler leurs équipements ou infrastructures. Voire les envoyer sous d’autres cieux où le climat des affaires est attrayant. Car, il est fort probable qu’ils aient contracté des crédits dans les banques et institutions financières. Le remboursement va être hypothétique.
La Sopebu a dans ses mains tous les pouvoirs pour importer, transporter, stocker, distribuer, commercialiser et même réexporter les produits pétroliers, gaziers et leurs dérivés. En lisant cela, on comprend que la réexportation est légalisée. Comme les devises manquent, le carburant ira dans les pays où on paie en dollars. Les Burundais attendront s’il le faut.
Avec comme conséquence, le ralentissement de la consommation et la baisse des taxes perçues par l’Etat, l’inflation…
Et pourtant, si l’Etat se contentait de jouer le rôle de régulateur, distribuait équitablement les devises disponibles pour l’importation des produits stratégiques comme le carburant, cherchait les marchés d’approvisionnement et les voies d’acheminement en actionnant les mécanismes diplomatiques d’usage et laissait alors le secteur privé rivaliser d’innovations et d’ardeur pour servir toutes les localités du pays, les affaires iraient mieux.
L’argent public irait dans les secteurs sociaux et les infrastructures. Plusieurs organisations ont tenté d’alerter le Gouvernement. Il vaut mieux les écouter. Et aussi, tendre l’oreille aux spécialistes qui, dans le passé, ont généré des situations similaires.
Ecouter les lanceurs d’alerte
Les lanceurs d’alerte sont des personnes, groupes ou institutions qui adressent « un signal d’alarme en espérant déclencher un processus de régulation ou de mobilisation collective, après avoir pris connaissance d’un danger, d’un risque ou d’un scandale avéré. Ils agissent pour le bien commun et l’intérêt général ». Ils sont animés de bonnes intentions. Sur la question du carburant, deux organisations ont essayé d’alerter les décideurs et l’opinion publique.
Dès le 12 avril 2024, et dans le Journal Iwacu, Gabriel Rufyiri, l’emblématique Président de l’Observatoire de la Lutte contre la Corruption et les Malversations Economiques (Olucome) rappelait que « le gouvernement n’a pas réussi à assurer une bonne gestion des sociétés publiques et à participation publique chargées de promouvoir l’économie du pays et de répondre aux besoins de sa population depuis la prise du pouvoir du Major Pierre Buyoya en 1987 ». Et d’illustrer cela par la faillite de nombreuses entreprises comme le Complexe Textile du Burundi (Cotebu), la Verrerie du Burundi (Verundi), la Caisse d’Epargne du Burundi (Cadebu), l’Office Pharmaceutique du Burundi (ONAPHA), l’Office des Transports du Burundi (Otrabu), Air Burundi, etc.
Gabriel Rufyiri a également souligné que « même les entreprises restantes sont en situation précaire ». Pour lui, le Gouvernement devrait tirer les leçons des échecs passés. Il a cité le cas de la Sopebu, qui pourrait subir le même sort que les autres sociétés publiques antérieures.
Pour sa part, le 30 avril 2024, Faustin Ndikumana, Président de l’organisation Parole et Actions pour le Réveil des Consciences et l’Evolution des Mentalités (Parcem) publie une analyse sur son site web. Il affirme que « dans la logique des choses, l’Etat n’importe pas les produits stratégiques ». A travers ses agences et ses ministères, il régule le secteur d’importation de ces produits.
Il est tard pour convaincre le Gouvernement afin qu’il fasse un retour en arrière. Mais, il n’est pas superflu de solliciter sa vigilance, pour qu’il s’inspire des expériences du passé pour s’assurer que la Sopebu ne tombe pas dans les mêmes travers que les sociétés publiques antérieures.
*Simon Kururu est vétéran de la presse burundaise. Formateur, il est aussi un collaborateur du journal