Au petit matin, à Pangi dans le Maniema, des enfants parcourent plusieurs kilomètres pour atteindre une école dont le toit a disparu depuis cinq ans. Pendant ce temps, dans un bureau climatisé de la Gombe, un conseiller signe un rapport censé améliorer l’accès à l’éducation à l’échelle nationale. Deux expériences diamétralement opposées coexistent au sein du même État, sans plus jamais se répondre. Voilà l’un des visages du paradoxe congolais.
Le défunt vice-président Arthur Zahidi Ngoma résumait cette contradiction avec une sobriété déchirante en affirmant que « le Congo vieillit sans grandir ». Cette phrase, à la fois simple et lourde de sens, demeure un rappel constant de notre incapacité à transformer la durée en progrès. Plus de soixante ans après l’indépendance, le pays avance dans le temps sans consolider ses institutions, sans renouveler sa vision politique, sans renforcer son identité nationale. Comme le soulignait Justine Kasa-Vubu, l’héritage colonial continue de structurer nos pratiques administratives et nos comportements politiques.
Officiellement, la RDC est un État unitaire composé de vingt-six provinces. Dans la réalité, elle fonctionne comme un pays scindé en deux espaces distincts. D’un côté, les provinces, vastes territoires marqués par l’effort continu, la résilience, mais aussi par des blessures profondes : pauvreté, enclavement, conflit, faiblesse des services publics. De l’autre, Kinshasa, mégapole hypertrophiée où se concentrent pouvoirs, privilèges, réseaux, décisions et ambitions.
Là où le pays profond lutte pour exister, la capitale décide pour lui. Là où les territoires affrontent la dureté du quotidien, Kinshasa construit un récit national détaché des réalités vécues. Deux mondes, une seule République.
Le Dr Bizima Karaha a décrit cette situation avec lucidité en parlant d’une « double République ». D’un côté, la RDC réelle, constituée des provinces et des communes populaires de Kinshasa. De l’autre, un espace réduit à la Gombe et à Ngaliema qui concentre institutions, ressources, pouvoir décisionnel, intérêts économiques et diplomatiques. Ce périmètre restreint structure la vie politique et médiatique du pays, comme un centre nerveux disproportionné.
Cette configuration évoque une comparaison saisissante : le rapport entre Rome et le Vatican. Un territoire minuscule doté d’une influence immense, parfois détachée de la communauté qu’il prétend représenter. C’est à ce paradoxe que renvoie le souvenir de la chanson du feu Mabele Elisi : << Biso nyoso toza bawuta , towuta na Mboka eya eya ..>> , rappelant que nous venons tous d’un village, directement ou par nos parents et nos aïeux. Ces terres rurales, souvent oubliées mais riches de dignité et de mémoire, forment le socle silencieux de notre nation. Kinshasa n’est qu’un point d’arrivée. Le cœur profond du Congo bat ailleurs.
La capitale façonne néanmoins une culture politique qui influence l’ensemble du pays. On y retrouve les caractéristiques héritées de la Deuxième République : centralisation extrême, personnalisation du pouvoir, clientélisme, culte du chef, domination symbolique du lingala urbain, prolifération de discours religieux sans véritable transformation sociale. Cette mise en scène permanente occupe tout l’espace public et laisse peu de place à l’action structurante.
La fragmentation actuelle n’a plus l’apparence des sécessions du début des années soixante. Elle est plus discrète, plus diffuse, et donc plus dangereuse. C’est une rupture mentale, institutionnelle et fonctionnelle. Un État qui proclame l’unité tout en institutionnalisant l’inégalité. Un centre qui absorbe tout tandis que la périphérie supporte tout. Une distance géographique qui devient une distance politique.
Un gouvernement qui n’écoute que sa capitale finit par administrer un pays qu’il ne connaît plus.
Le défi de la RDC dépasse ainsi la question territoriale. Il est moral et civilisationnel. Il s’agit moins de surveiller des frontières que de reconstruire une vision commune et un sentiment de justice partagé.
Cela implique plusieurs engagements essentiels :
• une véritable redistribution du pouvoir, appliquée concrètement et non simplement annoncée
• une rupture définitive avec le modèle néo-mobutiste où l’État se confond avec les intérêts d’une minorité
• une réhabilitation de la vérité, de la justice et de la compétence comme fondements de l’action publique
• une réconciliation durable entre les dirigeants et la population, car on ne gouverne pas un pays depuis des bureaux isolés mais depuis les réalités du terrain
Aujourd’hui, le risque majeur n’est plus la balkanisation armée. Le danger réel est une balkanisation intérieure qui installe l’idée que la capitale compte plus que les provinces.
Le constat est encore plus frappant lorsque l’on remarque qu’en cent quarante-cinq ans d’existence étatique, la question du déplacement de la capitale n’a jamais été abordée sérieusement. D’autres nations ont pourtant osé avec audace ce choix stratégique, comme le Nigéria avec Abuja, la Tanzanie avec Dodoma, le Burundi avec Gitega ou l’Afrique du Sud avec sa répartition institutionnelle. Autant de décisions visionnaires destinées à équilibrer le développement national. Pourquoi pas nous ?
Dans le cas congolais, Goma pourrait devenir une capitale expérimentale, située au cœur des zones les plus fragilisées. Y implanter une institution majeure serait un acte symbolique et stratégique démontrant que la nation ne contourne pas ses blessures mais les affronte.
Malgré les conflits et les privations, un élément demeure inébranlable : l’attachement profond des Congolais à l’unité de leur pays. Ce n’est pas une faiblesse mais une force silencieuse. Cependant cette unité ne se maintient pas sans justice ni équité. Elle exige un contrat moral entre gouvernants et gouvernés.
Rien n’est irrémédiable. Tout peut basculer vers le pire ou vers le meilleur. Pour transformer notre histoire, il nous faut repenser l’État comme un organisme vivant où chaque territoire compte, réduire la distance entre l’autorité et la population, instaurer une culture politique fondée sur l’écoute, et restaurer la confiance, cette ressource invisible sans laquelle aucune nation ne peut survivre.
Notre génération n’a pas le droit de transmettre passivement les fractures héritées du passé. Elle doit être celle qui invente un nouvel horizon.
L’histoire nous observe. Le Congo nous observe. Et il attend notre éveil collectif.
Un pays ne change pas lorsque les élites parlent. Il change lorsque les élites se transforment et lorsque le peuple cesse d’être spectateur pour devenir acteur de son destin.
Si ce texte vous touche, partagez-le. Le Congo a besoin de consciences éclairées, solidaires et responsables.
Mr Freddy PATAULE
Enseignant des valeurs de vérité, de justice et de solidarité / Congo des Valeurs.






















































