Une opération présentée comme “technique”, mais aux conséquences explosives
Officiellement, l’opération pilotée par le Secrétariat Général à la Défense s’inscrit dans une logique de transparence et d’efficacité. Elle consiste à suspendre temporairement les soldes de tous les militaires dont la situation administrative ou opérationnelle présente des irrégularités ou nécessite une actualisation, en attendant de vérifications plus poussées.
Le but est d’éliminer les « doublons », les soldats fictifs et les bénéficiaires non légitimes des soldes militaires — une pratique courante dans une armée où la paie a longtemps été gérée sans mécanismes fiables de traçabilité.
Cependant, cette suspension soudaine a été perçue sur le terrain comme une sanction injuste, en particulier pour des militaires engagés activement dans les opérations ou pour les familles de soldats tombés au front. Cela a suscité de nombreuses frustrations, et dans certains cas, une menace de désengagement des troupes, déjà éprouvées psychologiquement.
Le gouverneur militaire de l’Ituri monte au créneau
Dans une déclaration publique, le lieutenant-général Luboya N’Kashama, gouverneur militaire de l’Ituri, a exprimé une colère vive et inhabituelle. Il dénonce une opération menée sans consultation préalable avec la chaîne de commandement provinciale, et qui compromet selon lui le bon déroulement des actions militaires sur le terrain.
« Ce n’est pas le moment de démobiliser nos hommes, ni moralement, ni matériellement. Nos troupes sont en première ligne contre les ADF, les CODECO et d’autres groupes armés. Couper leur solde, même temporairement, revient à saboter notre propre effort de guerre », a-t-il affirmé avec fermeté.
Le général considère que la centralisation excessive des décisions à Kinshasa, sans tenir compte des réalités du terrain, met en péril l’efficacité opérationnelle de l’armée dans l’Est du pays.
Les soldats entre colère, incompréhension et découragement
Dans les camps militaires de Bunia, Komanda et Djugu, plusieurs militaires ont exprimé leur incompréhension et leur désarroi. Certains assurent avoir continué à participer aux patrouilles et aux offensives, tout en ne percevant plus leur solde depuis plusieurs semaines.
« Je suis au front depuis six mois. Ma famille vit à Kisangani et dépend de mon salaire. Aujourd’hui, je ne peux plus leur envoyer de l’argent, et personne ne m’explique pourquoi », confie sous anonymat un sous-officier affecté au nord de l’Ituri.
D’autres témoignages révèlent une inquiétude croissante chez les ayants droit des militaires tombés au combat, notamment des veuves et des orphelins, qui se retrouvent privés du soutien financier auquel ils ont droit.
Un besoin de réforme… mais pas à n’importe quel prix
Si la nécessité d’un nettoyage administratif des effectifs militaires ne fait pas débat même parmi les officiers de terrain , la forme et le timing de l’opération posent problème. Elle intervient en effet dans une période où les FARDC sont engagées sur plusieurs fronts en Ituri, au Nord-Kivu et dans le Haut-Uélé, dans une guerre asymétrique éprouvante et coûteuse.
Des experts militaires indépendants appellent à une réforme progressive, fondée sur une base de données biométrique, une modernisation du système de paie, et surtout une communication renforcée avec les états-majors locaux.
Conclusion : Une réforme nécessaire, mais mal gérée ?
La réaction indignée du gouverneur militaire de l’Ituri révèle un malaise plus large au sein de l’armée congolaise, entre la volonté de modernisation venue de Kinshasa, et les impératifs opérationnels dictés par la guerre dans l’Est.
Sans coordination étroite entre le pouvoir central et les acteurs du terrain, les initiatives, même justifiées, risquent de fragiliser davantage une armée en quête de cohésion et de légitimité. Le cas de l’Ituri pourrait ainsi devenir un symbole d’une réforme militaire mal pilotée, ou, au contraire, un signal d’alarme utile pour ajuster la méthode avant qu’il ne soit trop tard.