Le 17 juin 2020, le Partenariat canadien pour la justice internationale a soumis une lettre au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) lui demandant d’enquêter sur l’ancien président Joseph Kabila et sur les hauts fonctionnaires de son gouvernement en lien avec des atrocités perpétrées en République démocratique du Congo (RDC).
La lettre, également signée par 17 autres experts et organisations de la société civile, fait écho aux voix d‘organisations congolaises et internationales de défense des droits humains, qui ont appelé la CPI à agir.
Bien que le Bureau du Procureur ait précédemment mené des enquêtes et poursuivi certains auteurs relativement à des crimes internationaux commis en RDC, celui-ci n’a pas encore abordé sérieusement le rôle et la responsabilité de l’ancien président Kabila et de son administration dans la commission d’atrocités incluant des meurtres, des détentions arbitraires, de la torture, des violences sexuelles et des disparitions forcées. L’impunité persistante de ces crimes a contribué à un climat de peur et à une escalade alarmante de la violence en RDC, sur fond de rumeurs selon lesquelles Kabila envisagerait de revenir au pouvoir.
La CPI doit agir et honorer son engagement de lutter contre l’impunité en enquêtant effectivement sur ces crimes, et ce, sans délai.
Son Excellence Mme Fatou Bensouda Procureure de la Cour pénale internationale Bureau du Procureur
La Haye, Pays-Bas
Madame la Procureure :
Nous vous écrivons pour demander au Bureau du Procureur (“le Bureau”) d’enquêter sur l’ancien président Joseph Kabila et sur les hauts fonctionnaires de son gouvernement pour la commission de crimes contre l’humanité en République démocratique du Congo (RDC). L’impunité persistante de ces crimes a contribué à un climat de peur et à une escalade alarmante de la violence politique en RDC, sur fond de rumeurs selon lesquelles le président Kabila envisage de revenir au pouvoir.
Bien que le Bureau ait précédemment enquêté et poursuivi quelques auteurs de crimes internationaux en RDC, ces cas ont été limités à des membres de groupes rebelles et d’opposition. Malheureusement, le Bureau n’a pas encore abordé sérieusement le rôle et la responsabilité du président Kabila et de son administration dans la commission de violences à motivation politique, y compris les meurtres, les détentions arbitraires, la torture, les violences sexuelles et les disparitions forcées.
Nous souhaitons attirer votre attention sur trois cas d’effusion de sang et de brutalité qui illustrent la nature et la gravité des crimes imputables au président Kabila et à ses officiers supérieurs militaires et politiques.
- Après l’élection du Président Kabila en 2006, les forces de sécurité gouvernementales et d’autres fonctionnaires agissant sous l’autorité du Président ont commis des atrocités contre des civils, soit à la connaissance du Président, soit conformément à ses ordres. Les procédures des Nations unies en matière de droits de l’homme et des organisations non gouvernementales crédibles ont au même moment enquêté et documenté ces atrocités, révélant qu’à Kinshasa et au Bas-Congo seulement, au moins 500 opposants présumés du parti politique du président Kabila ont été délibérément tués et plus de 1000 ont été emprisonnés et torturés31. La plupart de ces actes ont été commis par des unités placées sous le commandement et le contrôle direct du président Kabila, notamment la Garde républicaine32, la Direction des renseignements généraux et services spéciaux de la police33, l’Agence nationale de renseignements (ANR)34, et l’État-major des renseignements militaires (anciennement connu sous le nom de DEMIAP)35. À la suite de ces événements, les autorités gouvernementales auraient couvert leurs actions en enterrant secrètement les victimes dans des fosses communes banalisées et en déversant des corps dans le fleuve Congo36. Elles ont également fait activement obstruction aux enquêtes ultérieures des Nations unies sur ces incidents37. Un modèle de violence préélectorale était apparu avec une répression similaire en Ituri, au Katanga et dans d’autres régions en 201138. Le procureur de la CPI de l’époque, Luis Moreno-Ocampo, avait publié une déclaration condamnant les violences politiques mais n’avait pris aucune mesure39.
- Depuis août 2016, les forces de sécurité gouvernementales40 et la milice pro-gouvernementale “Bana Mura” – armée et dirigée par le gouvernement – sont impliquées dans des attaques systématiques contre
31 Human Rights Watch, « On va vous écrasez : La restriction de l’espace politique en République démocratique du Congo » (novembre 2008) aux pp 4-5, 28-29, 58-62, 73 [HRW Rapport sur la violence post-électorale]; voir aussi Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Doc Off CDH NU, 14e sess, Point d’ordre no 3, Doc NU A/HRC/14/24/Add.3 aux para 70-75 [ONU Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions]; Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, « Enquête spéciale sur les évènements de mars 2007 à Kinshasa » (janvier 2008) aux para 1, 5 [Rapport MONUC].
32 Loi no 04/023 du 12 novembre 2004 portant organisation générale et fonctionnement de la Défense et des forces armées, art 137; HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 3-5, 13, 28-40, 58; voir aussi Amnesty International,
« République démocratique du Congo : Persistance de la torture et des homicides par les agents de l’État chargés de la sécurité » (octobre 2007) aux pp 3, 24-33 [Rapport AI]; Rapport MONUC, supra note 1 aux para 5, 19-23, 26-28; ONU Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions, supra note 1 au para 72.
33 Rapport AI, supra note 2 aux pp 15-24; HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 14, 29, 41-48; ONU Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions, supra note 1 au para 72; Rapport MONUC, supra note 1 au para 5.
34 Décret-loi no 003/2003 du 11 janvier 2003 portant création et organisation de l’Agence nationale de renseignements, art 2; HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 14, 28, 41-48; Rapport MONUC, supra note 1 au para 5.
35 HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 13, 28-29, 48-51; Rapport MONUC, supra note 1 au para 5. 36 Rapport MONUC, supra note 1 aux para 4, 12-13, 28; ONU Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions, supra note 1 au para 72; HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 5, 33, 65, 86.
37 Rapport MONUC, supra note 1 aux para 11, 13, 19, 22, 26, 34, 38; ONU Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions, supra note 1 aux para 73, 76-77; voir aussi HRW Rapport sur la violence post-électorale, supra note 1 aux pp 33, 65-66, 88.
38 Voir Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport d’enquête du Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme sur les violations graves des droits de l’homme commises par des membres des forces de défense et de sécurité congolaises dans la ville de Kinshasa en RDC entre le 26 novembre et le 25 décembre 2011 (mars 2012).
39 ONU Info, « La CPI examine les informations sur des violences en RD Congo » (11 novembre 2011).
40 Fédération internationale pour les droits humains, “Massacres au Kasaï: des crimes contre l’humanité au service d’un chaos organisé” (décembre 2017) aux pp 6, 74-75 [Rapport FIDH]; Rapport détaillé de l’Équipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï, Doc Off CDH NU, 38e sess, Point d’ordre no 4, Doc NU A/HRC/38/CRP.1 aux para 269-82 [ONU Rapport d’experts sur le Kasaï]; Report of a Mission of the United Nations High Commissioner for Human Rights – accounts of
les civils dans les provinces du Kasaï, dans le cadre de la lutte contre les insurrections anti- gouvernementales41. La MONUSCO a découvert plus de 80 fosses communes dans la région42, dont beaucoup étaient liées aux forces de sécurité gouvernementales43. Des centaines de victimes ont subi des exécutions extrajudiciaires, des mutilations, des enlèvements, des violences sexuelles ou des arrestations arbitraires44. Les experts des Nations unies, les agents du HCDH et les organisations non gouvernementales crédibles qui ont enquêté sur ces événements ont conclu que de hauts fonctionnaires du gouvernement et des représentants du parti politique du président Kabila étaient impliqués dans la planification et la commission de nombre de ces attaques, pourtant aucun d’entre eux n’a été tenu responsable de ces atrocités45.
- En décembre 2016, le président Kabila a refusé de démissionner de son poste de président malgré la limite constitutionnelle de deux mandats, provoquant une série de protestations dans toute la RDC. En réponse, les forces de sécurité ont tué au moins 62 civils46, en ont blessé au moins 147 et ont arrêté au moins 917 personnes47. Les autorités gouvernementales ont fait disparaître de force un grand nombre de victimes et ont refusé de révéler leur localisation aux membres de leurs familles48. Elles ont refusé aux enquêteurs de l’ONU l’accès aux morgues, aux hôpitaux et aux centres de détention49, et ont déplacé de nombreuses victimes vers des lieux non divulgués50. Les forces de sécurité responsables de ces crimes, y compris la Garde républicaine et l’ANR, étaient sous le commandement et le contrôle directs du président Kabila51. De plus, les enquêtes menées par Human Rights Watch révèlent que le président Kabila a personnellement ordonné le recrutement et le déploiement des tristement célèbres rebelles M23 avec l’objectif de réprimer violemment des manifestations pacifiques52. Il s’agit des mêmes soldats M23 dont l’ancien commandant Bosco Ntaganda a été condamné par la CPI pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, y compris meurtre, viol et la conscription d’enfants.
Ces exemples illustrent le caractère généralisé et systématique des crimes impliquant l’ancien président Kabila et son administration, et ils ne sont nullement exhaustifs. Pourtant, bien qu’il reconnaisse la gravité de ces crimes, le Bureau du Procureur n’a pas réussi à réaliser une enquête53.
Congolese fleeing the crisis in the Kasai region, in the Democratic Republic of the Congo (2017) aux para 24-34 [HCDH Rapport sur le Kasaï].
41 Rapport FIDH, supra note 10 aux pp 6, 69-72, 75-77; ONU Rapport d’experts sur le Kasaï, supra note 10 aux para 306-31; HCDH Rapport sur le Kasaï, supra note 10 aux para 3-4, 27, 29, 35-50.
42 Kate Gilmore, « Interactive Dialogue on the regular periodic update on DRC » (26 septembre 2017); ONU Rapport d’experts sur le Kasaï, supra note 10 aux para 23, 101-02, 122, 131, 137, 147, 149, 164, 172, 182, 199, 203, 207, 211, 216, 218; HCDH Rapport sur le Kasaï, supra note 10 au para 2.
43 Rapport FIDH, supra note 10 aux pp 7, 32, 43-44, 66, 74.
44 HCDH Rapport sur le Kasaï, supra note 10 au para 3.
45 Rapport FIDH, supra note 10 aux pp 47, 69-72, 75, 82; voir aussi ONU Rapport d’experts sur le Kasaï, supra note 10 aux para 66-67; HCDH Rapport sur le Kasaï, supra note 10 aux para 4, 27, 29.
46 Human Rights Watch, « Mission spéciale : Recrutement de rebelles du M23 pour réprimer les manifestations en République démocratique du Congo » (décembre 2017) à la p 19 [HRW Rapport décembre 2017]; voir aussi Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme, « Rapport sur les violations des droits de l’homme en République démocratique du Congo dans le contexte des évènements du 19 décembre 2016 » (février 2017) à la p 3 [Rapport BCNUDH].
47 Rapport BCNUDH, supra note 16.
48 HRW Rapport décembre 2017, supra note 11 aux pp 20-21; Rapport BCNUDH, supra note 16 au para 34.
49 Rapport BCNUDH, supra note 16 aux para 7, 33-34, 38, 71, 85.
50 HRW Rapport décembre 2017, supra note 11 à la p 21.
51 Ibid aux pp III-IV, voir aussi Rapport BCNUDH, supra note 16 aux para 29, 33, 35, 39-40, 53, 68, 71.
52 HRW Rapport décembre 2017, supra note 11 aux pp 19, 43-46, 60-63.
53 « Déclaration du Procureur de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, sur la situation dans les provinces des Kasaï, en République démocratique du Congo » (31 mars 2017) [Déclaration de la Procureure de la CPI sur le Kasaï].
L’année dernière, le Bureau n’a pas entrepris de mission d’enquête en RDC malgré les preuves qui s’accumulent révélant que les tribunaux nationaux ne veulent pas ou ne peuvent pas véritablement enquêter et poursuivre les auteurs de ces crimes54. L’ancien président Kabila et ses hauts fonctionnaires contrôlent toujours une grande partie du gouvernement en RDC, y compris un système judiciaire très partisan55. En 2018, le président Kabila a ancré d’avantage son impunité en adoptant un décret juridique qui immunise effectivement les anciens chefs d’État de poursuites pénales56. À l’inverse, les juges, procureurs et défenseurs des droits de l’homme indépendants qui cherchent la vérité et la responsabilité risquent régulièrement l’emprisonnement, la torture, le harcèlement, les menaces de mort et même les assassinats57.
Comme vous l’avez puissamment déclaré à la fin de votre visite en RDC en 2018, « tous les responsables de tous bords de ces abominables crimes présumés devraient être traduits en justice »58. Malheureusement, deux ans se sont écoulés depuis la visite du Bureau et l’impunité reste galopante. Cette latitude a enhardi les auteurs de ces crimes et continue à déstabiliser le pays et à éroder l’État de droit. La recrudescence actuelle de violence en Ituri, que vous considérez préoccupant dans votre récente déclaration, est le résultat direct de cette dégradation de la situation en RDC.59 Toute enquête future concernant ces évènements troublants doit considérer la question de la responsabilité de l’ancien Président Kabila et de ses hauts fonctionnaires qui continuent d’exercer le pouvoir dans les coulisses.
Par la présente lettre, nous joignons nos voix à celles de la société civile congolaise et internationale et des organisations de défense des droits de l’homme60 pour exhorter votre Bureau à examiner minutieusement et sans délai le rôle du président Kabila et d’autres hauts responsables gouvernementaux impliqués dans des crimes contre l’humanité. Il est temps que la CPI agisse.
Nous vous prions d’agréer, Madame la Procureure, l’expression de notre plus haute considération.
PCJI